ISABELLE BONZOM
TEN BREATHS
À propos de "Ten Breaths",
un ensemble de sculptures d'Eric Fischl
L'artiste française, Isabelle Bonzom, peintre et historienne de l'art, est l'auteur d'une longue conversation avec l'artiste américain, sculpteur et peintre, Eric Fischl.
Deux parties de leur conversation ont été publiées par le magazine culturel français CultureCie, au printemps 2009: lire cette conversation entre Eric Fischl et Isabelle Bonzom.
Pour ce site culturel, Isabelle Bonzom a également écrit un essai sur "Ten Breaths", l'installation d'Eric Fischl présentée au printemps 2009, à la galerie Daniel Templon, à Paris:
Ten Breaths, lieu d'expérimentation et retour aux origines
Lorsque le visiteur entre dans la galerie Daniel Templon pour découvrir l’exposition « Ten Breaths » d’Eric Fischl, il pénètre l’ombre.
Métamorphoser l’espace
L’artiste a plongé l’espace de la galerie dans la pénombre, mais il ne s’agit pas de la totale obscurité d’un noir dictatorial et pesant. Aucune sensation d’oppression ne prend le visiteur à la gorge, aucune impression menaçante. Au contraire, une sensation d’apaisement émane même de cet espace métamorphosé en cavité mystérieuse. Eric Fischl a totalement transformé l’espace de la galerie en une installation tout en nuances.
Une large gamme de couleurs chaudes de tons de terre se dégage de « Ten Breaths », des noirs chaleureux aux blancs les plus lumineux. Une déclinaison de tons proches teint l’espace : gris colorés, presque perlés, terres d’ombre verdâtres, bruns profonds, terres brûlées, cramées, calcinées, ocres rouges charnels, ocres dorés et rouillés.
Et pourtant, il n’y a que le parquet en bois, les poutres et les murs blancs, le verre et l’acier de la verrière occultée. Les sculptures sont posées à même le sol. Elles sont en bronze ou en résine, couvertes d’une patine nuancée d’ocres rouge et jaune. La présentation est d’une grande sobriété. Pas de surcharge, ni d’aspect clinquant. C’est brut et direct.
Fischl a réussi à composer les vides et les pleins de ses sculptures dans l’espace de la galerie de telle sorte que le visiteur puisse déambuler aisément à travers les oeuvres.
"Ten Breaths" 2007, Eric Fischl. Photographies:Isabelle Bonzom/Adagp
Sas émotionnels
L’installation occupe deux pièces de la galerie. Trois groupes de sculptures sont réunis dans la grande salle : « Damage », « Samaritan » et « Congress of Wits », alors que « Tumbling woman » est placée dans la petite salle. Partout, Fischl a ménagé de vastes espaces vides. Ce sont des respirations visuelles, des sas émotionnels. Grâce à ces moments calmes, grâce à ces aérations, la forte tension des œuvres prend toute son importance.
Car ces corps modelés évoquent un effroyable drame dont la tourmente est magistralement orchestrée. Une progression dans l’action se déroule d’un groupe de sculptures à l’autre, de gauche à droite de la grande salle.
Le spectateur surplombe, tout d’abord, le groupe « Damage » dont la scène semble se situer à la suite d’un carnage et présente des personnages affairés autour d’un corps de femme affreusement mutilée. Les silhouettes sont fixées à des socles plats superposés et de guingois. Puis, le duo de « Samaritan » montre un homme à la silhouette virile et élégante qui, tout en douceur, soulève le corps d’un homme avachi. La scène se déroule toujours sur des plaques en équilibre précaire. La violence, la souffrance et la mort ont terriblement frappé. Ces scènes graves de sauvetage sont pleines de tension, d’humanité et d’empathie, toutefois sans excès expressionniste. Les corps sont dignes et toniques. La concentration dramatique est telle qu’elle impose le recueillement.
Enfin, « Congress of Wits » est un ensemble de danseurs tous saisis en plein mouvement. Sur des socles bancals, « Congress of Wits » est composé d’un groupe de danseuses. Représentées en taille réelle et bustes nus, elles portent un long jupon de voile transparent rouge cramoisi. Leurs corps parfois androgynes prêtent à confusion. Hommes ? Femmes ? Monstres? Êtres consumés, mais vivants.
Séparé de ses partenaires, tel un électron libre, un danseur complète « Congress of Wits ». Son corps se dresse, arqué sur sa seule jambe gauche. Toutes ces silhouettes sont musclées et longilignes. On pense à Degas, mais surtout au Greco. Totalement nu, le danseur semble écorché tant la texture et les couleurs du matériau évoquent les muscles, la chaleur, la sueur, la combustion et la chair à vif.
Ondulation d’un lavis monumental
Éclairés par des spots souvent posés au ras du sol, ces sculptures se multiplient grâce à leurs ombres projetées sur toutes les parois de la salle : murs, plafond et sol compris. L’ombre relie les éléments entre eux et crée des rapports et des rapprochements entre les groupes. Les silhouettes des visiteurs et leurs ombres se mêlent à celles des sculptures. Alors, le spectateur qui déambule a la sensation d’un mouvement ondulatoire.
L’ombre est plus concentrée autour de « Damage » et très dense pour «Samaritan », alors que les ombres de « Congress of Wits » sont plus légères et multiples. Les corps se dilatent et se diluent dans l’espace. Tel un lavis monumental, ces ombres sont comme des dessins souples à l’encre plus ou moins diluée sur les parois. L’ombre déforme une pose et accentue un mouvement. Elle souligne un geste et ponctue une silhouette. L’ombre désinforme et dissout les corps. Elle révèle aussi des passages et des instants, elle réinterprète. Ainsi, l’électron libre de « Congress of Wits » dansera-t-il finalement avec ses partenaires jusqu’à les toucher par son ombre. Il entraînera de même le samaritain dans son élan. Fischl nous bascule ainsi dans une étonnante danse macabre, fluide et rythmée.
Légèrement isolée, « Tumbling woman » est placée au centre de la seconde pièce. De la première salle, on la voit déjà, recroquevillée, comme tombée au sol. Sans socle, elle s’appuie énergiquement sur ses épaules et sa nuque, le corps vrillé, les jambes basculées vers la gauche, dans un équilibre impressionnant. Elle lutte avec énergie. Comme sur une scène de théâtre ou un chantier la nuit, l’éclairage zénithal et ponctuel tombe sur la sculpture et provoque des ombres strictement plaquées au sol. Deux ombres se chevauchent et dessinent une silhouette distincte qui figure un corps en mouvement. L’ombre nous donne l’impression que cette femme se relève, marche et s’esquive sur la pointe des pieds.
Expérimenter le pouvoir de l’ombre
Les réflexions et les écrits des historiens de l’art ou philosophes que sont Michael Baxandall, Victor I. Stoichita et Baldine Saint Girons* nous rappellent la force plastique de l’ombre et de la pénombre. Ils nous éclairent littéralement sur leurs enjeux esthétiques. L’ombre traverse les cultures et les siècles, du mythe de la caverne et des origines de la peinture, jusqu’à Bacon, Boltanski ou Kentridge, en passant par Rembrandt, Goya, Spilliaert et Calder. « La lumière ronge tout », disait James Ensor, les ombres engloutissent et plongent le spectateur dans l’inconnu.
L’ombre chez Eric Fischl joue un rôle primordial. Dans sa peinture, elle coupe net et noie les scènes. Elle traverse l’écran de la toile et scande la surface, la griffe et la scarifie. L’ombre est dure et noire. Dans « Ten Breaths », l’ombre habite l’espace. Elle amplifie la scène. L’ombre nous entoure, nous embrasse. Elle danse. C’est en cela que l’ensemble de ces sculptures devient une véritable installation. Dans l’espace de la galerie devenu presque souterrain, le visiteur vit une expérience qui le bouleverse et lui permet de percevoir les possibles et de dépasser l’horreur.
Isabelle Bonzom, Juin 2009
* Michael Baxandall, "Ombres et Lumières", 1999, Éditions Gallimard. Victor I. Stoichita, "Brève histoire de l'ombre", 2000, Éditions Droz.
Baldine Saint Girons "Les Marges de la nuit. Pour une autre histoire de la peinture", 2006. Éditions de L'Amateur
Publié pour la première fois par CultureCie.
L'artiste américain Eric Fischl a écrit sur la peinture d’Isabelle Bonzom. Son texte intitulé "Entre nous" est un dialogue imaginaire à propos de l'artiste française.
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