ISABELLE BONZOM
"SUIVRE SON IDÉE"
Hommage à Claude Baudez
L'archéologue Marie-Charlotte Arnauld rend hommage au travail de Claude Baudez, archéologue et iconologue, au cours de l'après-midi de commémoration Claude-François Baudez (1932-2013) : "suivre son idée", qui eut lieu le 19 décembre 2013, au Salon de lecture Jacques Kerchache du Musée du Quai Branly, à Paris.
Premieres intuitions sur le roi-soleil maya, et la suite
Le travail sur la royauté maya classique est absolument central dans l’oeuvre de Claude Baudez. Dans les années 1973-1983, c’est-à-dire à la période de terrain Tonina-Copan, il commence à travailler sur l’iconographie maya de ces deux sites où les monuments sculptés donnent l’image la plus puissante de la personne royale à cause de la technique de sculpture. Beaucoup de ses résultats sont publiés ou présentés dès 1980. Claude Baudez a travaillé très rapidement : en moins de 5 ans,( il a construit son “image du roi”, en la présentant à chaque Table Ronde de Palenque et à la Society for American Archaeology.
En relisant son chapitre interprétatif du volume 2 de Tonina*, pour des sculptures que je connaissais assez bien, je constate le peu d’importance du roi, encore appelé “dignitaire” ou “personnage principal” (on dit ruler en anglais, gobernante en espagnol, ce dernier terme certainement le moins justifié; mais en fait, Proskouriakoff a montré depuis les années 1960 qu’il s’agit de “rois”), par rapport aux “captifs” : 1/2 page contre 7 pages.
Claude Baudez a découvert l’image du roi “en creux”, en travaillant d’abord le captif, ce qui est non seulement original, mais fondateur pour la suite de son travail. Et c’est sur la figure du captif qu’il met au point sa méthode "d’analyse structurale systématique de chaque complexe iconographique délimité temporellement et spatialement", à l’opposé de la non-méthode dite “daisy-picking” et loin de l’approche symboliste ou encore du simple postulat que l’iconographie n’exprime qu’une “propagande du pouvoir”.
En l’occurrence, Claude Baudez inventorie ce qu’il appelle les “emblèmes de captivité” en association (présence/absence) avec une série d’emblèmes de dignitaires, dans l’ouest de l’aire maya pour le Classique. Le repérage se fait en observant les substitutions, par exemple les ornements d’oreille du captif en tissu ou en papier sur une sculpture, remplaçant des bijoux de jade sur une autre.
Cette typologie des captifs sera la base de son premier article pour la Table Ronde de Palenque avec l’épigraphiste Peter Mathews en 1978, Capture and Sacrifice at Palenque, où tous deux ordonnent une série de figures de la sculpture de Palenque qu’on ne savait pas identifier et qui sont de façon indiscutable des captifs.
Ensuite, ce sera Copan où Claude Baudez travaille sur les images mêmes du roi. À la fois dans les traces de Tatiana Proskouriakoff et en se déportant, comme il le montre dans son premier article sur la sculpture de Copan, Iconography and History at Copan, dont j’ai la version dactylographiée datée de 1980 (SAA Meeting de Philadelphie) qui ne sera publiée qu’en 1986. Article marquant la continuité et la rupture par rapport à Tatiana Proskouriakoff.
Il vient de découvrir le très beau fragment de la stèle 35 CPN 188 qui date de la fin du Baktun 8, AD 400-435.
Pour l’article sur les marqueurs de jeu de balle de Copan qu’il publie en 1984 dans le Journal de la Société des Américanistes, il a la méthode, tous les outils et la figure du roi maya classique est toute tracée suivant sa propre démarche : Le roi lui est apparu comme guerrier et donc captif potentiel à Tonina, sacrificateur/sacrifié, soleil levant/soleil couchant, garant de la fertilité de la terre où il retournera comme ancêtre, centre du cosmos entre ciel et terre à Copan.
Claude Baudez est le premier à repérer des éléments iconographiques de Teotihuacan à Copan, qu’il attribue avant tout à un complexe guerre-sacrifice importé du centre mexicain, ce qui préfigure dès 1980 toute la suite de ses intérêts jusqu’à 2013. C’est, en effet, l’iconographie du sacrifice qui deviendra sa principale direction de recherche.
Mais, entre temps, dans les années 1980, Claude Baudez a développé l’iconographie du corps cosmique du roi. Et, au delà de la sculpture, il reconstruit les “performances” rituelles dans l’architecture combinée à la sculpture, à Copan, mais surtout à Palenque. Il balaie à peu près tous les champs de la royauté sacrée maya classique sans jamais la citer comme telle. Proskouriakoff n’avait pas non plus usé de cette référence.
C’est Suzanne Gillespie qui publie The Aztec Kings en 1989. Sous-titre : The construction of rulership in Mexican history (University of Arizona Press, Tucson). Gillespie introduit les termes divine kingship, avec cet adjectif divine qu’elle souhaite récuser (p.215) pour sacred car elle cite Alfred Adler, Luc de Heusche sur les royautés sacrées africaines, Marcel Détienne, Claude Lévi-Srauss et Marshall Sahlins, compte tenu de l’importance du récit “mythistorique” de l’arrivée du roi mexica. Sacré parce qu’étranger, selon sa propre thèse, comme chez Michel Graulich. Très peu d’échos dans l’aire maya. Claude suit Michel Graulich sur le récit mexica du roi étranger.
La grande exposition The blood of Kings a eu lieu au Texas, en 1986, avec un beau catalogue centré sur le roi (Schele et Miller, Kimbell Art Museum). On y retrouve l’analyse des marqueurs du jeu de balle de Copan, Claude Baudez est cité, mais l’interprétation concerne les rois et les dieux. La grande affaire pour Claude durant quelques années, c’est celle du ciel et du serpent.
Entre 1985 et 1990, il était possible de définir la royauté maya classique par rapport à :
• d’un côté, la royauté sacrée décrite par Frazer, que personne n’ose citer, analysée par Hocart dans le monde entier par les anthropologues français et belges qui viennent de publier leurs enquêtes en Afrique; Claude Baudez a les données, la méthode, le champ, l’ambition.
• de l’autre, les types d’organisation sociopolitiques correspondantes pour les Mayas classiques, puis les Mayas postclassiques, dans les Basses Terres et dans les Hautes Terres. Ici, Claude semble moins intéressé car il tient à se concentrer sur son corpus iconographique qui ne lui donne pas autre chose que L’IMAGE DU ROI. Comment reconstruire un ensemble d’institutions politiques “organisationnelles” à partir de l’image du roi?
Années 1990, séances du GERM (Groupe d’Enseignement et de Recherche Maya) à Nanterre, où il ne faut pas grand chose pour pousser Claude à montrer le roi guerrier partant en campagne avec des buts de guerre territoriaux, ou tributaires, laissant de côté rites et sacrifices. Brigitte Derlon compare les royaumes mayas classiques selon les interprétations de Claude avec les Royaumes Combattants de Chine.
À Toulouse, de mon côté, avec Alain Breton et Danièle Dehouve, à partir de 1992, je travaille les mêmes deux questions : royauté sacrée/organisation politique, mais depuis l’ethnohistoire, le XVIe siècle et les hautes terres postclassiques. Je retrouve le motif du roi-soleil levant, Alain ne retrouve pas le roi guerrier, mais plutôt un dédoublement roi immobile/jeune guerrier mobile. Je découvre la figure du roi étranger dans les textes quiche et cakchiquel. Danièle et moi travaillons les rois-guerriers-sorciers dans les documents coloniaux.
Claude participe alors avec nous à Toulouse à une rencontre avec des iconologues espagnols travaillant sur la royauté espagnole du XVIIe siècle. Roi solaire… les emblèmes décorant les architectures éphémères édifiées pour les grandes processions royales dans les villes espagnoles.... Et vers fin 1997 (nous travaillons alors tous à Balamku), Claude Baudez écrit en quelques jours un texte de 6 pages, Image du roi maya, dans lequel il rend de la façon la plus concise l’essentiel de ce qu’il apporte sur le roi sacré maya depuis Tonina.
Nous élaborons alors ensemble, lui et moi, une liste de questions qu’il est bien intéressant de relire 16 ans plus tard :
Y-a-til un uniforme guerrier ou militaire du roi classique?
Un roi chasseur?
Quid des couples royaux? Ou du roi et ses femmes?
Pourquoi les scènes royales sur stèles de pierre sont-elles si différentes dans leur sujet des scènes sur céramiques?
Quelles références à l’étranger dans l’iconographie royale classique?
Quelle évolution dans l’iconographie royale depuis Takalik Abaj et Izapa?
Et puis la maison du roi? La salle du trône? ( en 1997 on ne sait pas encore vraiment distinguer le palais royal et les maisons nobles dans un site)
Le roi comme représentant de sa communauté? L’Homme par excellence? Projection? Mais devant qui ? Personne.
Existence d’une administration?
Claude esquisse des réponses surprenantes étant donné son peu d’intérêt apparent pour les “organisations”. J’en donne trois exemples :
1) Références à l’étranger? Très respectueux du travail de Michel Graulich, Claude est perplexe sur le caractère autochtone des rois mayas et hésite à interpréter en ce sens la sortie du roi de la terre (à l’époque, il travaille aussi à Balamku sur la fameuse frise des Quatre Rois récemment découverte)
2) Les maisons du roi? Claude m’écrit que “dans quantité de royautés sacrées, le palais est une véritable ville (en Afrique, mais aussi chez les Ottomans Topkapi, en Chine bien sûr). Hypothèse de travail : considérer le centre cérémoniel de toute cité comme un palais, une véritable ville dans la ville avec toutes sortes de batiments de fonctions diverses, depuis les édifices des ancêtres, le gynécée, les dépôts d’armes, la demeure royale, les entrepôts des tributs… Quelles limites pour cette “cité interdite”??”
Il me cite Becan où la cité est ceinte d’un fossé, là où un peu plus tard nous allons habiter chaque année plusieurs semaines quand nous travaillons à Balamku et à Rio Bec.
3) Enfin, Claude me répond : “le roi n’est représentant de sa communauté devant personne, il n’a aucune administration, et n’est ce pas une caractéristique de la royauté sacrée? Le roi défini dans toutes ses métaphores et fonctions pouvait très bien ne pas faire grand chose. On lui demandait avant tout “d’occuper la royauté”. Gravitas d’Alain Breton (et de Georges Dumézil bien entendu).
Sans ces questions-réponses, Images du roi maya, a été présenté au GERM en avril 1998, juste à notre retour de Balamku. Je n’ai pas de mémoire de cette séance du GERM. Mais dans le texte de Claude Baudez, je remarque cette formidable intuition (déjà présentée à Palenque, dans le papier Cosmologia y política, In Silvia Trejo 1998, Modelos Politicos…, Mesa Redonda Palenque, INAH) :
la différence entre la royauté classique et la royauté postclassique maya peut se résumer en ce que le roi classique, centre cosmique, souverain unique, est relié à des patrons surnaturels et des héros ancestraux peuplant l’inframonde, LA TERRE, “lieu d’immanence”, alors que le ciel est sans dieux; tandis que le roi postclassique, primus inter pares, partageant le pouvoir avec ses pairs nobles, tous reliés à des héros ancestraux lignagers dans l’inframonde, laisse alors LE CIEL se peupler de dieux : “Transcendance”.
À ce moment (1997-1998), du côté de la royauté sacrée, plusieurs épigraphistes ont (définitivement??) imposé l’usage de divine kingship, en particulier Steve Houston et David Stuart qui viennent juste de publier Of Gods, Glyphs and Kings: divinity and rulership among the Classic Maya en 1996 (Antiquity), où ils hésitent (un peu par coquetterie peut-être) entre divine, sacred et holy. Les dieux sont là au début et à la fin de la démonstration. Hocart, Sahlins, Kantorowicz sont cités, pas Susan Gillespie.
Et du côté des organisations socio-politiques? À la Table Ronde de Palenque de 1994, côte à côte (du moins dans la publication de Silvia Trejo en 1998) le papier de Claude Baudez (Cosmologia y política) suit l’article de deux autres épigraphistes, Simon Martin et Nikolai Grube, version approfondie de leur texte sur l’organisation hégémonique des Mayas classiques (1995, Maya superstates, Archaeology nov-dec.: 41-46.), laquelle demeure notre paradigme aujourd’hui pour la période classique. Quant au Postclassique, on n'avance plus laborieusement grâce aux travaux réalisés à Chichen Itza, dont ceux de Claude Baudez avec Nicolas Latsanopoulos (Ancient Mesoamerica 2010), et à Mayapan.
Voici une image de notre tambouille problématique pour le projet Rio Bec au campement de Becan en 2002 :
Claude, je crois que nous aurions pu aller plus droit et plus vite en t’accompagnant vraiment !!
Marie-Charlotte Arnauld, ArchAm, CNRS-Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
* Becquelin, Pierre et C.-F. Baudez 1979-82, Tonina, une cité maya du Chiapas. Etudes Mésoaméricaines 6.1 à 6.3, Mission Archéologique et Ethnologique Française au Mexique, Mexico
Bibliographie:
Baudez, Claude-François and Peter Mathews, 1979 (1978) – « Capture and Sacrifice at Palenque » in Tercera Mesa Redonda de Palenque, Vol. IV, Merle Greene R. (ed.), pp. 31-40. Pre-Columbian Art Research Institute, Monterey, California.
Baudez, Claude-François, 1984 – « Le Roi, la Balle et le Maïs. Images du Jeu de Balle Maya. » Journal de la Société des Américanistes, Tome LXX, pp. 139-151. Paris. [Téléchargeable sur Persée : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1984_num_70_1_2242]
Baudez, Claude-François, 1985 – « The Knife and the Lancet: The Iconography of Sacrifice at Copan » in Cuarta Mesa Redonda de Palenque, Merle Greene R. (ed.), p. 201-210, Pre-Columbian Art Research Institute, San Francisco.
Baudez, Claude-François, 1985 – « The Sun-Kings at Copan and Quirigua » in Quinta Mesa Redonda de Palenque, Merle Greene R. (ed.), p. 29-37, Pre-Columbian Art Research Institute, San Francisco.
Baudez, Claude-François et Anne Dowd 1983 - La decoración del Templo 10L-18. In Introducción a la arqueología de Copán, edited by CF Baudez vol 2: 447-473, Tegicugalpa.
Baudez, Claude-François, 1986 (1980) – « Iconography and History at Copan » and « Summary Comments » in The Southeast Maya Periphery : Problems and Prospects, Ed. Shortman and Patricia Urban (ed.), p. 17-26, University of Texas Press, Austin.
Baudez, Claude-François, 1988 – « Solar Cycle and Dynastic Succession in the Southeastern Maya Zone » in The Southeast Classic Maya Zone, pp. 125-148. Dumbarton Oaks, Washington, D.C. (E. Boone and Willey)
Baudez, Claude-François, 1994 – Maya Sculpture of Copán : The Iconography. 320 pp. 118 fig. 2 tableaux, index, University of Oklahoma Press, Norman, Oklahoma.
Baudez Claude-François, 1994 – « Taube, K. A. — The Major Gods of Ancient Yucatan », Journal de la Société des Américanistes, Tome LXXX, pp. 308-314, Paris. [Téléchargeable sur Persée : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1994_num_80_1_1552]
Baudez, Claude-François, 1998 – « Cosmología y política maya ». Modelos de entidades políticas mayas. Primer Seminario de Mesas Redondas de Palenque. Silvia Trejo (ed.), pp. 147-160. CONACULTA, INAH. Mexico D.F.
Baudez, Claude-François, 1999 – « Le roi maya en face ». Journal de la Société des Américanistes. Tome LXXXV, pp. 43-66. Paris. [Téléchargeable sur Persée : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1999_num_85_1_1729]
Baudez, Claude-François, 2000 – « The Maya king’s body, mirror of the universe ». Res 38, pp. 135-143. Cambridge.
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